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LETTRE A MA MERE
Toujours vivante, ma vieille maman ?
Moi je le suis. Salut à toi, salut !
Que ruisselle encore sur ta vieille isba
l'ineffable lumière du soir !
On m'écrit que, celant ton tourment,
tu te fais pour moi bien du chagrin,
que souvent tu sors sur le chemin
dans ton caraco tout vieillot.
Que le soir, dans la ténèbre bleue,
une image obsédante te poursuit :
au cabaret, un quidam, lors d'une rixe,
plonge une lame dans le cœur de ton fils.
Rien de tout cela, mère ! N'aie crainte !
Ce n'est là qu'un vilain cauchemar.
Je ne suis pas encore tel endurci pochard
que je puisse mourir sans t'avoir revue.
Je suis comme avant, un tendre
qui ne rêve, sais-tu, qu'à une chose :
quitter au plus vite le spleen de la révolte
retrouver notre maison basse.
Je reviendrai lorsque le jardin tout de blanc
étirera ses branches à l'appel du printemps.
Mais il ne faudra plus m'éveiller aux aurores
comme tu le faisais il y a huit ans.
Ne vas pas rappeler les rêves passés
ni ranimer les desseins avortés ;
j'ai trop tôt connu dans l'existence
toutes sortes de fatigues et de manques.
Et ne me dis pas de prier. Surtout pas !
Au passé on ne retourne pas.
Toi seul es mon secours et ma joie,
toi seule es pour moi l'ineffable lumière.
Oublie donc, mère, soucis et angoisses,
ne t’afflige plus tant à mon propos.
Ne sors plus si souvent sur le chemin
dans ton caraco tout vieillot.
Sergueï Essenine
1924
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.. On sait à présent que des bébés âgés de quelques heures à peine imitent activement les expressions d'un adulte qui les regarde. Il semble que ce soit un trait inné. Non que les nouveau-nés aient une image corporelle de leur propre visage en train de bouger pour imiter le visage d'autrui. Ils n'ont pas conscience d'eux-mêmes. Ils ne sont pas encore les héros de leurs propres vies, mais leur réactivité aux visages est puissante.
Après la naissance de ma fille, j'ai passé des heures à la regarder, et elle me regardait. Je ne me sentais jamais rassasiée du visage de cette enfant et de ses grands yeux attentifs qui s'accrochaient aux miens. Ma mère a dit un jour à propos de mes sœurs et moi : "Quand vous étiez petites, je me régalais de vos visages." Cette expression résume bien l'émotion communiquée par le regard maternel, parce qu'elle se concentre sur le plaisir de regarder, sur le besoin de le faire.
De très petits bébés, âgés de quelques semaines, vous répondront aussi. J'en ai fait souvent l'expérience. Si vous parlez à un nourrisson et puis que vous attendez (il faut lui laisser le temps), il réagira en émettant des sons proches de la parole. Les débuts du langage sont imitation. Nous sommes des miroirs les uns pour les autres.
...
D.W. Winnicott écrit : "dans le développement émotionnel, le précurseur du miroir est le visage de la mère."
Siri Hustvedt
La femme qui tremble
une histoire de mes nerfs
6 commentaires -
LIRE
pour Cécile
Lire
Entendre bruire les mots
Se lier à la voix intérieure
Siri* décrit
ses tremblements sauvages
Les fauteurs de trouble
dans son univers tranquille
et pour finir ...
fait la paix avec cet autre elle-même.
Sergueï* des accents proches de Rimbaud
et foule la campagne, la ville
l'ivresse, les filles, le ciel
Ses lieds
accompagnent ma route.
Et lui, Sandro*, l'Italien,
glace mon sang.
De son écriture fluide, humaine,
rivière chantante, glougloutante.
En l'enfant innocent,
il révèle un bourreau.
Dans le jardin jungle, décrit l'extermination
d'un animal sage : la tortue.
Est révélée la possibilité du mal
pour soi, pour les autres.
Les mots, un à un
égrènent leur chanson
et à eux, je suis liée
corps et âme.
A.G. 05/2015
* Siri HUSTVEDT (la femme qui tremble - une histoire de mes nerfs)
* Sergueï ESSENINE (le journal d'un poète)
* Sandro VERONESI (un coup de téléphone du ciel)
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Germaine TILLION (1907/2008), ethnographe, résistante de 1940, déportée à Ravensbrück, sociologue du nazisme, interlocutrice des combattants algériens, ennemie de la torture, avocate de l'émancipation de la femme méditerranéenne. Un hommage lui est rendu aujourd'hui au Panthéon
"... entre 1939 et 1945, j'ai cédé comme beaucoup à la tentation de formuler des différences, des mises à part : "ils" ont fait ceci, "nous" ne le ferions pas.. Aujourd'hui, je n'en pense plus un mot et je suis convaincue au contraire qu'il n'existe pas un peuple qui ne soit à l'abri du désastre moral collectif dont ce livre ne décrit qu'un secteur (Ravensbrück II)."
Et pour mieux marquer ce refus catégorique de germaniser la mal, d'enfermer le "désastre moral" dans quelque frontière que ce soit, Germaine Tillion tient à ajouter à son livre un "appendice n° 5", récit fait par son amie Nelly, assistante sociale arrêtée en Algérie par un groupe de parachutistes au motif qu'elle était réputée entretenir des relations avec le FLN. Avant d'être acquittée par un tribunal militaire après cinq mois de détention, cette jeune femme avait été sauvagement torturée par les subordonnés du capitaine Faulques, si sauvagement qu'un ancien SS allemand, engagé dans la Légion et affecté à la garde des prisonnières, faisait en comparaison, auprès d'elles figure de geôlier modèle...
"Vivre et agir sans parti pris n'est pas concevable : la vie n'est qu'options, et moins celles-ci sont évidentes, plus elles nous égarent. Tous tant que nous sommes nous n'optons pas qu'entre les partis, nous optons aussi sans cesse entre les êtres, entre les actions, entre les explications des êtres et des actions, et nous sommes constamment orientés, fibre par fibre, vis-à-vis de cet immense réseau d’événements et d'enchaînements qui tisse l'histoire. (...)
Il n'existe pas (...) de vrais indifférents, de vrais neutres, mais seulement des êtres qui n'ont rien compris. L'expérience est un patrimoine secret, très difficilement communicable, expliquant cette lucidité aiguë, pénétrante, qui peut se rencontrer entre adversaires ayant partagé le même drame et qui est parfois la sœur d'une amère et clairvoyante pitié. Ne comptons donc pas trouver des témoins sans "parti pris", mais le parti pris, lorsqu'il est de bonne foi, n'est qu'une des innombrables causes d'erreurs involontaires que l'on devra redouter, et les précautions générales que nous prendrons contre l'ensemble de celles-ci nous prémuniront du même coup contre lui..
Il restera naturellement au "parti pris" le domaine des interprétations d'où il est difficile de le débusquer - mais inversement l'absence totale de "participation" affective à un événement est un élément d'incompréhension quasi radical. Entre le parti pris et l'incompréhension la porte est étroite - mais cette étroitesse fait partie des données du problème historique et même, tout court, du problème humain." (Ravensbrück III)
Jean LACOUTURE
Le témoignage est un combat
une biographie de Germaine TILLION
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