• Le crapaud de Victor Hugo (1)

    Le crapaud

    Que savons-nous ? qui donc connaît le fond des choses ?
    Le couchant rayonnait dans les nuages roses ;
    C'était la fin d'un jour d'orage, et l'occident
    Changeait l'ondée en flamme en son brasier ardent ; 
    Près d'une ornière, au bord d'une flaque de pluie,
    Un crapaud regardait le ciel, bête éblouie ;
    Grave, il songeait ; l'horreur contemplait la splendeur.
    (Oh ! pourquoi la souffrance et pourquoi la laideur ? 
    Hélas ! le bas-empire est couvert d'Augustules,
    Les Césars de forfaits, les crapauds de pustules,
    Comme le pré de fleurs et le ciel de soleils !) 
    Les feuilles s'empourpraient dans les arbres vermeils ;
    L'eau miroitait, mêlée à l'herbe, dans l'ornière ;
    Le soir se déployait ainsi qu'une bannière ;
    L'oiseau baissait la voix dans le jour affaibli ;
    Tout s'apaisait, dans l'air, sur l'onde ; et, plein d'oubli,
    Le crapaud, sans effroi, sans honte, sans colère,
    Doux, regardait la grande auréole solaire ; 
    Peut-être le maudit se sentait-il béni,
    Pas de bête qui n'ait un reflet d'infini ;
    Pas de prunelle abjecte et vile que ne touche
    L'éclair d'en haut, parfois tendre et parfois farouche ;
    Pas de monstre chétif, louche, impur, chassieux,
    Qui n'ait l'immensité des astres dans les yeux. 
    Un homme qui passait vit la hideuse bête,
    Et, frémissant, lui mit son talon sur la tête ;
    C'était un prêtre ayant un livre qu'il lisait ;
    Puis une femme, avec une fleur au corset,
    Vint et lui creva l'œil du bout de son ombrelle ;
    Et le prêtre était vieux, et la femme était belle. 
    Vinrent quatre écoliers, sereins comme le ciel.
    – J'étais enfant, j'étais petit, j'étais cruel ; –
    Tout homme sur la terre, où l'âme erre asservie,
    Peut commencer ainsi le récit de sa vie. 
    On a le jeu, l'ivresse et l'aube dans les yeux,
    On a sa mère, on est des écoliers joyeux,
    De petits hommes gais, respirant l'atmosphère
    À pleins poumons, aimés, libres, contents ; que faire
    Sinon de torturer quelque être malheureux ? 
    Le crapaud se traînait au fond du chemin creux.
    C'était l'heure où des champs les profondeurs s'azurent ;
    Fauve, il cherchait la nuit ; les enfants l'aperçurent
    Et crièrent : « Tuons ce vilain animal,
    Et, puisqu'il est si laid, faisons-lui bien du mal ! » 
    Et chacun d'eux, riant, – l'enfant rit quand il tue, –
    Se mit à le piquer d'une branche pointue,
    Élargissant le trou de l'œil crevé, blessant
    Les blessures, ravis, applaudis du passant ;
    Car les passants riaient ; et l'ombre sépulcrale
    Couvrait ce noir martyr qui n'a pas même un râle,
    Et le sang, sang affreux, de toutes parts coulait
    Sur ce pauvre être ayant pour crime d'être laid ; 
    Il fuyait ; il avait une patte arrachée ;
    Un enfant le frappait d'une pelle ébréchée ;
    Et chaque coup faisait écumer ce proscrit
    Qui, même quand le jour sur sa tête sourit,
    Même sous le grand ciel, rampe au fond d'une cave ; 
    Et les enfants disaient : « Est-il méchant ! il bave ! »
    Son front saignait ; son œil pendait ; dans le genêt
    Et la ronce, effroyable à voir, il cheminait ;
    On eût dit qu'il sortait de quelque affreuse serre ;
    Oh ! la sombre action, empirer la misère !
    Ajouter de l'horreur à la difformité ! 
    Disloqué, de cailloux en cailloux cahoté,
    Il respirait toujours ; sans abri, sans asile,
    Il rampait ; on eût dit que la mort, difficile,
    Le trouvait si hideux qu'elle le refusait ; 
    Les enfants le voulaient saisir dans un lacet,
    Mais il leur échappa, glissant le long des haies ;

    (à suivre)
     
    Victor HUGO

  • Commentaires

    1
    Lundi 10 Décembre 2018 à 14:32

    Un texte que j'ai étudié il y a bien longtemps ;-)
    Bises et bonne journée Andrée

    2
    Lundi 10 Décembre 2018 à 15:02

    J'aime ce poème Andrée.

    En le lisant dans sa totalité, cet humain au sens propre dit combien l'espèce humaine est horrible "en toute innocence", du vieux prêtre à la belle femme, en passant par de joyeuses têtes blondes.

    Bises et bon début de semaine.

     

    3
    Lundi 10 Décembre 2018 à 17:35

    à lire, c'est horrible ! et pourtant enfants, n'en n'étions-nous pas tout pareil à ceux-là ?

    amitié .

    4
    Mardi 11 Décembre 2018 à 07:41

    Un texte que nous avions étudié en classe et que je trouvais terriblement cruel...jamais je n'aurai fait de mal à une mouche, j'ai toujours protégé la nature et mes parents m'ont appris à l'aimer...je les en remercie tous les jours :) Merci pour ce partage. bises

    5
    Mardi 11 Décembre 2018 à 16:33
    colettedc

    Vraiment terrible, en effet, hélas ! Ouf ! 

    Bonne poursuite de ce mardi Andrée,

    Bises♥

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    6
    Mardi 11 Décembre 2018 à 20:51

    Bonsoir Andrée. Je ne connaissais pas ce poème. Pauvre crapaud martyrisé par tous

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