• Les hommes se regroupent donc à partir d'embranchements de mondes. Leurs mondes s'entrejoignent parce qu'il y a un univers qui les précède, un univers qui est là, du moins encore pour aujourd'hui. C'est lui qui se charge, comme la vie, de faire de ces mondes l'unité provisoire et précaire.

    Le solitaire sait que, pour l'humain, l'essentiel n'est pas d'abord de communiquer ou de retrouver les autres humains, mais de se vider de son propre monde pour laisser place à tout, de devenir une chose liée aux autres choses, et cela à l'infini.

    Le soubassement du lien social n'est donc pas à chercher en un ajout qui lierait les humains entre eux. Il y a société humaine, parce que chaque humain est susceptible de créer une aire de circulation, donc une absence, un lieu vide qui conditionne le rythme de tout. En conséquence, une conséquence qui est toujours au début, chaque autre profite de la situation, profite de la circulation généralisée pour brancher son monde à lui qui est entré en mouvement.

    Mais, dès que l'un d'eux, ou si l'un d'eux un moment, s'approprie son monde comme s'il l'avait créé une fois pour toutes, le flux s'immobilise et se fige. Son monde s'oppose à celui des autres, se ferme et entre en lutte. Il a oublié que son monde n'existait que s'il passait, que s'il devenait un passage, sans contrainte, mais également sans appui et sans point fixe, que s'il était, dans sa solitude, à une place privilégiée, la sienne, un élément quelconque de l'univers.

    Par cet oubli, la violence s'instaure, les mondes ne peuvent plus que s'entrechoquer et s'entredétruire.

     

    François ROUSTANG

    Il suffit d'un geste


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  • Braise

     

    J'étais chez moi à me débattre entre les poubelles, les idées sombres et les steaks hachés crus. Les pieds déjà bien enfoncés jusqu'aux chevilles dans cette drôle de matinée gadouillée de mort et de lumière. Et je le vois sur la terrasse. Posé là, sans bouger. Je passe, repasse, il ne bouge pas. Un coup sur la vitre, il ne bouge pas. Il est mort ou quoi?  Non, il est debout sur deux minuscules pattes, beau comme une braise prête à s'envoler. Je me dis bon, il doit être mal en point. J'ouvre la porte-fenêtre, terrasse par les pieds, en chaussettes, le froid commence à chauffer. Je m'approche, m'accroupis, il ne bouge pas. Il est là bien vivant. Rouge-gorge immobile, impassible, impavide. Beau comme une braise prête à s'envoler. Je tends le bras, la main, le doigt. Je le caresse, tête, dos, ailes. Il ne bouge pas. Je caresse une braise. Sa petite tête d'une douceur sans nom qui pourrait être broyée en un claquement de doigt. Ses yeux, deux points noirs. D'un noir du fond de l'espace. Parfaitement rond, total, brillant. Bec en aiguille qui pourrait denteler la nuit. La flamme sur son ventre. Je n'en reviens pas. Pense à prendre une photo mais ça ferait trop de gestes, l'instant s'écroulerait. Je me dis le pauvre, il doit être mal en point. Malade, pas loin d'y passer. Je vais chercher une boîte, de la paille, de l'eau, du pain. J'y vais. Une fois tout rassemblé je reviens, il est là. Je distingue une fiente sur le carrelage de la terrasse derrière ses pattes brindilles. J'ouvre la porte et il s'envole d'un coup, comme une flèche, une flèche souple, une flèche qui aurait appris à danser. Et voilà, je reste là, avec la fiente, le froid du carrelage par les chaussettes, le soleil qui monte sur le mur, la mort embourbée. J'ai caressé une braise et elle s'est envolée.

     

    Thomas VINAU

    Vivement pas demain

    petites proses de rien posées là dans la main

     


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  • première neige (Aksinia Mihaylova)

     

     

    Première neige

     

    Né avec l'été, maintenant il regarde stupéfait

    ce tamis débordant de farine - le jardin,

    il tend craintivement sa patte vers le blanc,

    la retire vite comme s'il s'était brûlé

    et miaule tristement sur le seuil de la cuisine.

     

    Comme quelqu'un qui s'est réveillé

    avec des cisailles à la main

    dans une saison décalée

    et qui regarde fixement la haie vive

    qui entoure le jardin étincelant

    des premières amours, de la première mort

    en attendant qu'on le prenne dans ses bras

    et qu'on l'emporte à l'abri sous l'auvent.

     

    Aksinia Mihaylova

    Ciel à perdre

    suivi de le jardin des hommes


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  • Les mots avaient toujours été comme les livres qui les avaient pris comme modèles, venant au moment opportun, même si parfois, il leur était nécessaire de retourner à leurs origines afin qu'ils reprennent de la vigueur, c'est-à-dire du sens, comme on lit à seize ans sans rien y comprendre et qu'on met l'étagère en se disant un jour qu'on le relira, ce jour arrivant peut-être des décennies plus tard.

    ...

    Le principe de l'inscription par ordre d'arrivée avait permis aussi de ne provoquer aucune dissension entre les mots en leur laissant supposer que l'un ou l'autre aurait pu l'attirer plus souvent dans la bande à part  de l'entre soi. Ce qui aurait implicitement fait participer à la liste le mot privilège qu'elle avait toujours tenu en horreur dès qu'elle en avait connu l'existence, l'associant à outrage, leur terminaison étant identique.

    Aube. Saule. Tintinnabuler. Bleu. Paille. Frêne. Pétale. Bise. Chemin. Pluie.

    Les derniers étaient arrivés plus récemment, vingt ans, oui, à peu près cela, rencontrés en cours de route : ombelle, panicule et corymbe. Depuis, la liste avait été stable.

     

    Je vous remercie pour avoir partagé vos mots préférés :

    pour Martine de Quai des Rimes, aube, magie, instant, amour

    pour Pascale :  Amour, Liberté, Humanisme, Empathie, Solidarité... mais il y en a tant de jolis mots.

    pour Martine de Emerveillement :  En effet on les (mots) aime souvent pour leur sens, et dans une autre langue c'est un tout autre mot qui produit le même sens ; ou bien il est prononcé différemment ; cela devient Babel ; alors j'aime bien le silence.

    pour Manou : mon mot préféré est "amour" en plus j'ai appris hier à LGL que c'était un mot occitan, donc il me va bien.

    pour Ulysse : mon mot préféré est horizon car il ouvre des ....horizons infinis 

    pour Christine : ceux qui me sont le plus chers sont " tendresse, ensemble, bienveillance, mon amour"

    pour Sedna : L'aube et ses promesses, un mot que j'affectionne particulièrement

    pour moi : tintinnabuler , à lui tout seul, il fait sonner notre cœur, et l'air devient joie et douceur .


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  • Nous ne savons jamais dans quelle direction la vie  nous emporte, ne savons jamais qui survivra à la journée et qui y succombera, nous ne savons pas si le dernier adieu sera un baiser, une parole amère, un regard blessant, il suffit que quelqu'un ait un moment d'inattention, qu'il oublie de regarder à droite pour qu'il meure, et alors il est trop tard pour retirer des paroles malheureuses, trop tard pour dire pardonne-moi, trop tard pour dire ce qui compte, ce que nous voulions dire, mais que nous ne pouvions pas articuler à cause de notre cruauté, notre fatigue, notre routine, du temps qui manque, tu as oublié de regarder à droite, je ne te verrai plus jamais et les mots que m'as dits continuerons de résonner en moi chaque jour et chaque nuit..

     

    Edmond est parti dimanche dernier, Edmond qui après le décès de son épouse, Marguerite, s'était remis de toute sa fatigue d'aidant et d'aimant. Edmond avait 92 ans, toujours vif, conduisant encore sa voiture pour les courses dans le quartier, demandant où trouver une bouillote pour réchauffer ses pieds dans son lit la nuit. Edmond avait souvent un petit sourire humoristique et une étoile dans ses yeux.

    Demain matin, nous nous retrouverons ensemble, 

    Gabriel, Véronique, Robert et Olivier et toute sa famille  pour lui dire A Dieu !

     

    Il longe d'abord un sentier plus ou moins damé, la pente est douce vers l'église perchée sur une petite éminence qui surplombe les maisons éparses ainsi que le cimetière empli de vies disparues, d'os et de chair pourrissants, nous conservons la mort sous terre et lentement elle se transforme en humus, le domaine des vers, puis en végétation. L'été, l'herbe est une chanson verdoyante, peut-être ce chant là est-il l'éternité de l'homme.

     

    Jon Kalman STEFANSSON

    (Le coeur de l'homme)

     

     

     


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