• A la table des hommes (Sylvie Germain)

    Au fils des années, Abel a lu et entendu bien des choses concernant "le cas Dieu", son existence ou sa non-existence, ses vies et ses morts, sa toute puissance ou son impuissance. Certaines de ses déclarations l'ont intéressé, quelques unes plus particulièrement touché, beaucoup l'ont laissé dubitatif, voire défiant. Il y a flairé trop souvent des relents d'anthropomorphisme, parfois très lourds. L'homme ne cesse de se mettre au centre - de la Terre, du monde, de tout, même de Dieu.

    Il lui a d'ailleurs semblé que dans la plupart des religions, la place accordée à la nature et aux éléments était nulle, ou alors si réduite, et celle concédée aux animaux, infime, sinon déplorable.

    Ces derniers ont pourtant précédé l'homme sur la Terre, et des liens de filiation, tout lointains et distendus soient-ils, les relient. Tous sont des vivants. La vie, la vie vivante, chair et souffle, mouvement et élan, déploiement de désir, voilà ce qui importe à Abel. Il ne se sent au centre de rien ; d'ailleurs la Terre tourne continûment autour du Soleil, comme toutes les planètes, et lui-même est toujours en mouvement, dans l'espace alentour autant que dans le temps, et le temps aussi bien le traverse, ça bouge en lui, dans son corps dont les cellules, les tissus, les organes sont soumis à un renouvellement permanent. Le seul centre qui vaille se trouve nulle part et partout, il est multiple, variable, itinérant, tout est échange, entrecroisement, circulation. Révolution perpétuelle - en toute chose, toute matière, tout corps, en chaque vivant, et jusqu'en Dieu. Surtout en celui-ci, l'Inconnu.

    Mais cette vie est mise à mal en crescendo, avec des pics d'affolement, comme pendant les années de la vache dite folle et des moutons et des chèvres pris de tremblante ; des ruminants alors exécutés par dizaines de millions pour avoir été gavés de farines carnées produites à partir de chairs, d'abats, d'os et de sang récupérés dans les abattoirs, et aussi de placentas humains.

    Des herbivores changés traîtreusement en carnivores se nourrissant les uns des autres avant d'être à leur tour réduits en partie en farines pour alimenter ceux de leur espèce, et tous finissant dans l'estomac des humains.

    Un cercle fou, une spirale broyeuse et avalante qui fait de tous, bêtes et hommes, des cannibales. Une explosion d'autophagie qui s'est révélée fatale, et que ceux qui l'avaient provoquée, les hommes imbus de leur pouvoir, de leurs besoins, de leur science, ont fait payer à leurs victimes en les assassinant. La mort en hâte, en rage, en vrac.

     

    Sylvie Germain

    A la table des hommes


  • Commentaires

    1
    Vendredi 25 Novembre 2016 à 14:39

    Excellent texte, bien que je soulève que certaines religions respectent la nature au plus haut point.
    Et oui, l'ego humain le mène a sa perte, revenons à un peu de respect et d'humilité que diantre.
    Bise et bonne fin de journée Andrée

    2
    Vendredi 25 Novembre 2016 à 17:58

    De quoi réfléchir sur ce que nous devenons. Nous nous éloignons de la nature, nous les hommes, et en même temps nous entraînons les animaux dans ce même sillage. Merci beaucoup pour ce texte qui frappe. Bon week end.

    3
    Samedi 26 Novembre 2016 à 07:49

    Je ne l'ai pas lu encore mais il est sur ma liste. J'aime bien Sylvie Germain.

    Bon week end !

    4
    Samedi 26 Novembre 2016 à 11:00

    Superbe texte sur l'arrogance de l'homme et sa vison souvent erronée de Dieu qui n'est pas un vieux barbu qui compte nos péchés mais  une énergie mystérieuse qui nous a fait naître avec l'univers et qui nous traverse

    5
    Samedi 26 Novembre 2016 à 17:25
    Daniel

    Quand on voit ce qui se passe dans les abattoirs ! Un mot me vient à l'esprit: respect...Respect pour les anaux, respect pour la nature.

    6
    Dimanche 27 Novembre 2016 à 06:34

    Bonjour Andrée,

    Quelle puissance dans ce texte. L'Homme a un ego si démesuré que ça lui bouche l'horizon. Il a un peu trop tendance à se prendre pour un Dieu.

    Certains êtres humains respectent la vie, et sous toutes ces formes. Des indiens vivant en Amazonie, d'autres vivant en Amérique du Nord. Et d'autres encore noirs, jaunes..  Mais c'est vrai, que ces gens là sont, hélas trop minoritaires pour influer sur la bonne marche du Monde.

    Merci Andrée pour ce beau partage

    Bises

     

    7
    Olivier 00G
    Lundi 28 Novembre 2016 à 20:56
    C'est le passage du livre qui m'a le plus marqué également, du moins le plus explicite de ce roman qui est tout entier une sorte de fable écologique...
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